Qu’y a-t-il de si grave à cela ?
Motif de vengeance. La nouvelle loi polonaise de « lustration » et l’affaire du survivant de l’holocauste et philosophe Zygmunt Bauman.
par Kamil Majchrzak
Une épée de Damoclès plane sur les têtes des députés polonais et des hommes politiques en général, sur celles des fonctionnaires et des juges, des dirigeants d’entreprises publiques, des journalistes et des enseignants. Elle s’appelle la loi de « lustration ». En vertu de cette loi, quelque 700000 Polonais ont jusqu’au 15 mai pour déclarer par écrit s’ils ont collaboré ou non avec les services de sécurité de l’Etat entre 1944 et 1990. Initiée par le gouvernement Kaczynski, une radioscopie des biographies a commencé, qui s’apparente à une chasse aux sorcières.
S’abritant derrière la façade d’un Etat démocratique, l’actuel gouvernement polonais renoue avec les chapitres les plus sombres de l’histoire. Le triumvirat de la droite conservatrice, les jumeaux Kaczynski et le ministre de l’éducation du parti de la ligue des familles polonaises (LPR) Roman Giertych, héritier -selon ses propres dires- de Solidarnosc, s’affaire en ce moment à détruire la sphère publique et à assècher toutes les sources permettant une libre formation de l’esprit. Le sommet de l’Etat polonais incarne ce qu’Hannah Arendt avait qualifié de plus petit dénominateur commun entre une société moderne bourgeoise et un pouvoir totalitaire.
La chasse aux sorcières anticommuniste qui fait rage en Pologne, est également exportée vers l’Allemagne, comme en témoignent les récentes attaques contre le philosophe juif polonais Zygmunt Bauman. Ces dernières illustrent parfaitement la façon dont l’espace public considéré comme origine de l’action politique et dirigé, au sens de Arendt, contre un conformisme aveugle, menace de s’éroder au-delà des frontières polonaises, parce que de nombreux intellectuels à l’Ouest considèrent la paranoïa anticommuniste comme un simple folklore polonais.
Quiconque conteste doit partir
Ce n’est pas un hasard si l’histoire se retrouve au centre d’un violent choc culturel depuis la prise du pouvoir par les frères Kaczynski. L’instrumentalisation politique dont elle fait l’objet ne vise pas seulement à légitimer les nouveaux tenants du pouvoir. Il s’agit également de discréditer la société ouverte, tenue pour un symbole d’une déchéance morale occidentale. La création d’un cadre juridique pour les figures de l’ennemi et de l’ami, comme le propose actuellement la loi de lustration, sert cet objectif. L’histoire doit décider qui peut encore avoir accès à la vie publique et qui n’y est pas autorisé.
Dans cette perspective, les attaques de Bogdan Musial –un historien vivant en Allemagne- contre Zygmunt Bauman sont à mille lieues d’une réflexion historique sérieuse. Mais elles nous prennent à témoin de la tentative de délégitimation et de court-circuitage d’une prise de position critique vis-à-vis du capitalisme.
Il n’est guère surprenant que Krzysztof Czabanski, intendant de la télévision polonaise, déclare tout de go qu’il licenciera tous les journalistes refusant de se plier aux exigences de la loi de lustration et de rendre public leur passé. La rédaction de l’édition polonaise du Monde diplomatique dans son ensemble, s’oppose quant à elle, dans son numéro d’Avril, à cet obséquieux témoignage de loyalisme vis à vis du dictat des Kaczynski. Dans un texte publié en même temps qu’un article critique d’Ignacio Ramonet sur le même thème, elle tire un parallèle entre la loi de lustration et la répression menée par les régimes autoritaires. Ce texte renvoie à la célèbre phrase de Gustav Radbruch : « quand on cesse d’aspirer à la justice, quand l’égalité, qui constitue le coeur de la justice, est délibéremment niée par l’introduction d’un droit positif, une telle loi ne présente pas seulement un droit « incorrect », elle est dépourvue de la nature même du droit ».
Votée fin 2006, la loi de lustration est entrée en vigueur le 15 mars. Elle contraint près de 700000 Polonais nés avant août 1972 à s’expliquer d’ici au 15 mai de leur éventuelle collaboration avec la sécurité d’Etat entre 1944 et 1990. S’ils refusent de remplir le formulaire adhoc, les journalistes notamment risquent de se voir interdire d’exercer leur métier pendant dix ans. Pendant ce temps, les collègues berlinois de l’édition allemande du Monde diplomatique ont fait preuve d’une obéissance empressée pour empêcher la publication de l’article d’Ignacio Ramonet. Cela les dérange que l’auteur compare la chasse aux sorcières menée aujourd’hui en Pologne avec l’atmosphère qui régnait aux Etats-Unis après la seconde guerre mondiale à l’époque de Mc Carthy. D’un point de vue historique -c’est le reproche formulé- le parallèle serait aussi intenable que la comparaison entre l’antismétisme polonais et lituanien.
On est étonné que des journalistes allemands croient détenir le copyright de la définition de l’antisémitisme. Il est certain que la Pologne n’a pas eu le goût douteux de constituer ses propres divisions SS. Raison de plus pour qu’il y ait aujourd’hui en Pologne des cercles de la droite nationaliste jugeant bon de relativiser les crimes commis sur le sol polonais par les nazis et de redéfinir un antisémitisme latent en le faisant passer pour une révolte de paysans contre les bolchéviques.
Considérer qu’à l’époque de Mc Carthy, il s’agissait d’anticommunisme tandis que la Pologne d’aujourd’hui ne serait en fait animée que d’une volonté de tirer au clair la collaboration avec la police politique, témoigne d’un point de vue naïf. Il révèle à quel point les 90 kilomètres séparant Berlin de la frontière polonaise peuvent constituer une distance irréductible d’un point de vue intellectuel, quant à la compréhension de la réalité politique et à l’actualisation d’un savoir historique académique. Il faut y voir le reflet de la pensée d’une intelligentsia manifestement convaincue d’une fin de l’histoire au moins depuis la chute du mur de Berlin et qui accepte le capitalisme comme un fait incontestable.
Contre le « patron de la nouvelle gauche »
Les débats suscités, à la fin des années 90, par une exposition consacrée à l’armée allemande, où quelques photos montraient des victimes non pas de l’armée mais des NKVD (police politique, ndlr) soviétiques, avait donné l’occasion à l’historien Bogdan Musial de relativiser les crimes de l’armée allemande. Dans le Frankfurter allgemeine Zeitung (FAZ) daté du 20 mars, il a cette fois assis Zygmunt Bauman face au tribunal. Tous ses arguments, sans exception, sont tirés du magazine d’extrême-droite OZON, une publication dont le titre renvoie à l’organisation fachistoïde OZN de la Pologne d’avant-guerre. Son rédacteur en chef, Grzegorz Gorny, dirige également le magazine Fronda, en tant que porte-voix des « intellectuels » catholiques nationalistes. Les révolutionaires conservateurs appartenant au cercle obscur de Fronda, ne cachent pas leur fascination pour Ernst Jünger ni pour la Garde de fer d’Antonescu, dictateur roumain allié à Hitler. Et ce n’est pas un hasard non plus si Piotr Gontarczyk, auteur de l’article de OZON dont Musial a fait son unique source pour son texte publié dans le FAZ, est historien à l’Institut pour la mémoire nationale. Chargé de vérifier les déclarations rendues dans le cadre de la loi de lustration, cet institut est aujourd’hui à la Pologne ce que le Sanctum Officium avait été à l’époque de Torquemedas pendant l’Inquisition.
L’utilisation de ces seules sources aurait dû susciter la méfiance. Chacun sait que Zygmunt Bauman ne définit pas l’holocauste comme un retour vers la barbarie, mais comme l’ultime tentative d’empêcher l’ambivalence de la modernité. Ce dernier constitue pour ainsi dire la première cible d’une attaque générale contre l’opposition de gauche en Pologne, pourtant déjà marginalisée.
Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que Musial, dans son article dénonciateur, présente Bauman comme quelqu’un qui « aime moraliser », qui serait « un patron des nouveaux gauchistes » et dont les paroles « ne reflètent pas les propres actes ». Il est vrai que l’accusé n’a jamais fait mystère d’anciennes convictions marxistes ni de sa participation, pendant deux ou trois ans, au corps de la sécurité intérieure (KBW) dans la Pologne d’après-guerre. Son épouse Janina qui avait fui le Ghetto de Varsovie, l’avait déjà raconté dans ses mémoires publiées il y a dix ans. Le KBW s’est battu après la guerre contre des francs-tireurs comme dans une guerre civile. Jusque dans les années 50, des groupes de résistance anticommuniste ont tué des milliers de Polonais, et notamment de nombreux Juifs de retour des camps de concentration ou de l’émigration.
De nombreux commentateurs polonais comparent le cas de l’antifasciste Bauman au scandale qui a entouré le néo-nazi Rafal Farfal. Malgré son passé, ce dernier avait pu devenir directeur adjoint de la télévision publique à Varsovie. « Qu’y a-t-il de si grave concernant Farfal ?, interrogent-ils. Il n’est pourtant pas comme le « Juif Bauman » responsable de la mort de « patriotes polonais ». Voilà comment l’histoire est réécrite et comment l’on fait du combat contre hitler dans la II. Armée polonaise une collaboration avec Staline – et d’une médaille distinguant le courage dans le combat contre le fascisme dans la bataille de Kolberg un ordre pour les services dans la sécurité d’Etat.
Quiconque a des connaissances de l’histoire d’après-guerre du niveau de l’école primaire, sait qu’à la fin des années 40, en Pologne, on tirait des deux côtés. S’il plaît aux jumeaux Kaczynski d’ériger des monuments en l’honneur de meurtriers comme le partisan Jozef Kuras « Ogien », qui s’était battu « pour une Pologne sans Juifs ni communistes », cela ne suffit pas à faire que ses méfaits après 1945 n’aient jamais eu lieu. Qui ne comprend pas cela, ne comprendra pas plus pourquoi de si nombreux intellectuels, et en particulier des survivants de l’holocauste comme Zygmunt Bauman, voyaient dans une Pologne d’après-guerre socialiste la seule arme pour empêcher qu’Auschwitz soit à nouveau possible.
Kamil Majchrzak, rédacteur de l’édition polonaise du Monde diplomatique et cofondateur du collectif « Krise und Kritik ». (Traduction Emmanuelle Piriot)